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Figaro 20210403 page 30

AMÉLIE POULAIN, VINGT ANS DE BONHEUR

ÉTIENNE SORIN

En avril 2001, le 11-Septembre n’est encore qu’une date lointaine et inoffensive. En ce printemps, les Français se passionnent pour deux jeunes femmes : Amélie et Loana. Le 25 avril sort sur les écrans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet. Le 26 avril commence sur M6 la diffusion de Loft Story, première émission française de téléréalité. Vingt ans plus tard, il est difficile de dire ce qu’il reste des ébats de la candidate du Loft avec Jean-Édouard. En revanche, le long-métrage de Jean-Pierre Jeunet n’en finit pas d’être culte, en France comme à l’étranger. Parmi les milliards d’exemples de sa notoriété intacte, on peut citer ce salon de coiffure de Bogotá qui a placardé l’affiche française du film et propose la coupe d’Amélie pour quelques pesos. Jean-Pierre Jeunet ne renie rien de son héroïne qui l’a fait roi. Il a tourné d’autres films depuis (Un long dimanche de fiançailles, Micmacs à tire-larigot, L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet) mais il garde une tendresse particulière pour cette oeuvre au succès phénoménal. « Je tombe parfois sur Amélie Poulain à la télévision, raconte le cinéaste. Je dois faire partie des rares cinéastes qui n’ont pas peur de revoir leurs films. Je vois les défauts bien sûr, je remarque aussi de temps en temps un plan que je trouve réussi. Ça me fait surtout l’effet de feuilleter un vieil album photo. Penser que le film a vingt ans, c’est surréaliste. J’ai l’impression de l’avoir tourné il y a cinq ans. » Pourtant, Amélie Poulain a fêté ses dix ans en 2011, l’occasion de joyeuses retrouvailles pour l’équipe le temps d’une projection au Max Linder, la salle mythique des Grands Boulevards, au profit de l’association Mécénat Chirurgie Cardiaque. Pandémie oblige, le vingtième anniversaire devra attendre ou prendre une autre forme. « Pour les 20 ans, j’ai écrit un faux documentaire, rempli d’autodérision, explique Jeunet. Le Covid m’a fait prendre du retard mais j’espère le tourner d’ici la fin de l’année. Je compte sur la participation des membres de l’équipe… » Un ovni dans le paysage Les 20 ans d’Amélie coïncident avec les 30 ans de Delicatessen, le premier longmétrage de Jean-Pierre Jeunet, coréalisé avec Marc Caro. Un ovni dans le paysage cinématographique français, rejeté de presque partout avant d’être une belle surprise au box-office. « Delicatessen avait été très difficile à financer, se souvient Claudie Ossard, la productrice de 37°2 le matin, séduite par l’univers de Caro et Jeunet. Aucune chaîne de télé hertzienne n’en voulait. L’agence Artmedia pensait que c’était un film gore et bloquait ses acteurs. Gaumont n’avait rien compris. Il m’avait dit : “On va faire réécrire le scénario par Francis Veber.” Pour Amélie Poulain, TF1 m’a dit : “Un film avec autant de voix off, ce n’est pas possible.” » Après Delicatessen, Jeunet a réalisé avec Caro La Cité des enfants perdus, et sans Caro le quatrième volet d’Alien pour la 20 th Century Fox, mais Amélie manque de finir au fond d’un tiroir. « Delicatessen vient d’être présenté au Festival des films qu’on ne pourrait plus faire aujourd’hui. Amélie aurait pu être dans la sélection », plaisante Jeunet. Dans Je me souviens… 500 anecdotes de tournage *, il raconte : « En France, c’est la maison Pathé qui décide de le produire… Comme ils le pensent invendable à l’étranger et trouvent le devis trop cher, je suis viré. On envoie le scénario à la maison UGC un vendredi. Mon agent Bertrand de Labbey m’annonce : “S’ils n’aiment pas, le film est mort.” Grâce à Brigitte Maccioni (présidente d’UGC, NDLR), nous signons le lundi matin à 9 heures. » Jeunet se lance donc dans un film aux antipodes d’Alien : la résurrection, tourné en bas de chez lui, à Montmartre. « À Hollywood, j’étais aux commandes d’une énorme machine. Sur les 904 personnes qui travaillaient sous mes ordres, je devais en connaître 15 maximum. À mon retour de Los Angeles, j’ai eu envie de tourner un film en famille. J’ai repris le scénario d’Amélie, déjà en écriture avant mon départ. Il reflète mon regard neuf et émerveillé sur Paris, celui que j’avais quand je suis arrivé de Nancy à la capitale, à 20 ans, après mon service militaire. Je faisais moi-même les repérages en roulant en scooter le long du métro aérien. » Avec Amélie Poulain, Jeunet veut rendre hommage au tandem Marcel Carné-Jacques Prévert (Les Enfants du paradis, Les Portes de la nuit). « Pense à Prévert, pense à Prévert, me répétait Jean-Pierre, se souvient Guillaume Laurant, coscénariste et dialoguiste. Il y a aussi du Raymond Queneau (Amélie dans le métro) et du Marcel Aymé dans le scénario, mais surtout beaucoup de leurs souvenirs personnels. « On a passé beaucoup de temps ensemble, explique Laurant. On avait tout un fatras de notes, sur des bouts de papier ou de nappes. Il a fallu débroussailler et structurer tout ça. » Jeunet et Laurant imaginent une fille déterminée à faire le bien de ceux qui l’entourent, famille, voisins et amis. Amélie, jeune serveuse dans un bar de Montmartre, le Café des Deux Moulins, se mêle incognito de l’existence de son père (Rufus), de Georgette, la buraliste hypocondriaque (Isabelle Nanty), de Lucien, le commis d’épicerie (Jamel Debbouze), de Hipolito, l’écrivain raté (Artus de Penguern), de Madeleine Wallace, la concierge portée sur le porto et les chiens empaillés (Yolande Moreau), de Raymond Dufayel, alias « l’homme de verre » (Serge Merlin)… Cette quête du bonheur amène Amélie à tomber amoureuse de Nino Quincampoix (Mathieu Kassovitz), qui travaille dans un train fantôme et un sex-shop. En écrivant le scénario, Jeunet a en tête la Britannique Emily Watson, découverte dans Breaking the Waves, de Lars von Trier. Emily vient à Montmartre. Et finalement se désiste. « J’ai alors commencé le casting en France. Emily est devenue Amélie. Vanessa Paradis a refusé le rôle. Puis, un jour, je suis passé devant l’affiche de Vénus Beauté (Institut). J’ai découvert Audrey Tautou avec ses grands yeux sombres, un éclat d’innocence. C’était une évidence. C’est un bonheur de travailler avec elle. J’ai pris beaucoup de plaisir à la diriger ensuite dans Un long dimanche de fiançailles et dans la publicité pour Chanel. Mais elle n’a pas très bien vécu la notoriété soudaine, les paparazzis. Elle m’a dit : “Je crois que je vais changer de métier…” » Audrey Tautou a beaucoup tourné après (L’Auberge espagnole, Dirty Pretty Things, Da Vinci Code, Hors de prix, Ensemble, c’est tout, Thérèse Desqueyroux, L’Écume des jours). Aujourd’hui, elle a mis sa carrière entre parenthèses, rattrapée par cette angoisse que cachait son sourire. « Un jour, à la sortie d’un déjeuner des César, elle a été poursuivie par des fans », se souvient l’attachée de presse Isabelle Sauvanon. Ce succès qui la submerge se dessine dès l’issue de la projection de presse organisée à l’UGC Normandie, sur les Champs-Élysées. Isabelle Sauvanon n’en revient pas : « Je n’avais jamais vu ça, les critiques étaient tous enthousiastes. » Le public suit. Le film totalisera 8,5 millions de spectateurs en France et 33 millions dans le monde. Parmi eux, Jacques Chirac, alors président de la République. « Nous avons été invités à l’Élysée pour une projection en sa présence, Chirac me bourrait les côtes en répétant : “C’est génial votre machin ! C’est plein d’effets spéciaux et on ne les voit pas !” » Jeunet est sur un nuage. « Obtenir le succès public, critique et professionnel en réalisant un film personnel, c’est le rêve de tout metteur en scène, analyse le réalisateur. Michel Hazanavicius, qui a connu le même alignement des planètes avec The Artist, a une bonne comparaison : c’est comme de traverser une ville quand tous les feux sont au vert. » Même devant le feu orange, Amélie accélère. Quand le Festival de Cannes ne le retient pas en sélection, par exemple. Jeunet jubile : « Gilles Jacob trouvait que ça ressemblait à du René Clair et n’en a pas voulu. Quand le film a commencé à avoir du succès, la polémique a enflé autour du rejet de Cannes. On ne pouvait pas rêver meilleure publicité. » « Un caillou dans la chaussure » Amélie décroche cinq nominations aux Oscars. Spielberg envoie une lettre de félicitations à Jeunet à l’avance. Sauf que, cette année-là, l’Académie boycotte Harvey Weinstein, le tout-puissant patron de Miramax, distributeur du film aux États- Unis. La profession ne reproche pas au faiseur de roi ses comportements sexuels mais ses magouilles pour rafler tous les prix. Whoopi Goldberg présente la cérémonie en taillant des costards à Weinstein. Amélie essuie les plâtres. Zéro Oscar. Jeunet se console avec les César du meilleur film et meilleur réalisateur. En revanche, il ne pardonne toujours pas la controverse allumée par Serge Kaganski, critique aux Inrockuptibles, dans une tribune publiée par Libération. En substance, le journaliste y dénonce une vision rétro Poulbot emballée dans une esthétique publicitaire, et pire, un clip lepéniste. « J’ai fait un cauchemar terrible : je venais d’avoir une bonne critique dans Les Inrockuptibles, ironise aujourd’hui Jeunet. Amélie a eu 450 critiques positives, 5 négatives. Les malins aiment taper sur le succès. » Guillaume Laurant garde aussi en travers de la gorge cette attaque « salissante et fallacieuse » : « On était en plein état de grâce… On s’est retrouvé avec un caillou dans la chaussure. » Cela n’a pas ralenti l’ascension d’Amélie ni abîmé son statut d’icône populaire et universelle, devenant une référence ou une influence pour nombre de créateurs. « Amélie a été copié dans un nombre incalculable de clips, pubs ou films, savoure Jeunet. Mais je suis d’accord avec Coco Chanel : “Tout ce qui n’est pas volé n’est pas intéressant.” » Amélie n’a pas pris une ride. Jeunet si. « Aujourd’hui, j’ai 67 ans, il me reste un ou deux films à faire. » Il vient d’achever le tournage de Big Bug, produit par Netflix. Une comédie d’anticipation presque prémonitoire sur nos vies confinées et notre dépendance aux technologies et à la robotique. Un vaudeville grinçant, plus dans l’esprit de Delicatessen que d’Amélie. Jeunet vieillit mais ne rouille pas.