原标題:Rio Bravo. Un art adulte

par Serge Daney

Point culminant d'une oeuvre qu'il est désormais impos-sible d'ignorer, Rio Bravo risque bien, avec Hatari, d'être le testament d'Howard Hawks. En fait, cet hum-ble western est la conclusion de trente ans de cinéma, les thèmes y trouvent leur plus parfaite expression et Hawks est ici passé maître dans l'art de la figure dont To Have and Have Not ne constituait que l'ébauche.

Rio Bravo a tour du western, depuis le saloon dont on ouvre la porte brusquement jusqu'à la présence du génial et pachydermique John Wayne ; c'est pourtant ce que l'on pourrait appeler un "a-western".

Tout est mis en oeuvre pour nous montrer que le Far West n'est pas tel que nous l'imaginons ; ce n'est plus un terrain vague où se battent quelques aventuriers mais une ville calme et embourgeoisée où les aventuriers n'ont plus leur place. L'âge des pionniers est révolu ; dès 1935, Hawks constatait dans Ceiling Zero la dispari-tion d'une race d'hommes qui lui tenait à coeur. Ici, la violence est réglementée par la loi et la loi c'est le shérif, qui homme posé et routinier, ennemi des combats. Ainsi, ce qui alimentait le drame profond de Dawn Patrol est ici surmonté, la règle du jeu étant acceptée.

Voir le film comme un ensemble de beaux combats entre figurants serait une erreur, il faut, au contraire, que nous sentions à quel point chaque coup de feu engage son homme et à quel processus il répond. C'esten ce sens que Rio Bravo est l'ceuvre la plus complexede son auteur ; avec Big Sleep et To Have And To Have Not, il avait découvert l'ambiguité, avec Rio Bravo qui est en quelque sorte le remake du dernier, la leçon est assimilée, la boucle est bouclée.

Le refus de l'emphase et du mythe amena ici Hawks à une observation plus précise, plus scrupuleuse des per-sonnages et des décors dans lesquels ils évoluent. Rio Bravo, c'est un peu « la vie quotidienne à la frontiere mexicaine à la fin du XIx siecle ». Mais un réalisme aussipoussé ne répond pas à un besoin de pittoresque ou de nouveauté, mais à une nécessité d'ordre psychologique : il n'y a pas stylisation mais choix de certaines tranches de vie ; celles qui nous sont offertes ici brillent autant pour leur vérité que par leur nécessité. Hawks nedéforme pas le réel ; il y choisit les gestes, les instants et les endroits qui seront les plus révélateurs ; un geste de Dean Martin (Dude) se passant la main sur le visage nous en dit plus sur le personnage que toutes les scènes d'ivresse qu'on aurait pu tourner. Il nous est permis d'imaginer la vie dans la ville en dehors de ce qui nous est montré ; nous avons même assez de poin ts de repère pour cela. Mais Hawks néglige de tourner toute scène inutile ; dans un petit nombre d'endroits choisis non pour leur intérêt ou leur photogénie propres mais pour les rapports qu'ils entretiennent avec les personnages. Au petit nombre de décors correspond ici le petit nom-bre de personnages et on peut dire, à la limite, qu'à chaque décor correspond un personnage ; le saloon et Dude, Chance (John Wayne) et son bureau de shérif, Stumpy (Walter Brennan) gardant la prison, Feathes(Angie Dickinson) à l'hôtel.Ces liens sont plus qu'acci-dentels, ils reprennent et précisent la conception hawk-sienne du décor considéré comme prison, conception qui fut d'abord illustrée, sous sa forme la plus évidente, par le musée de Bringing Up Baby avant d'être le sujet de La Terre des pharaons(Land of the Pharaohs).

A l'intérieur d'une ville de laquelle ils ne peuvent sortir, chaque personnage évolue dans son décor favori. A l'in-térieur d'une claustration qui lui est imposée, il cherche la prison qui lui convient. On pourrait même citer Joe qui, déclenchant un mécanisme qu'il se révèle incapable de contrôler, disparait vite. Pour lui, aliéné par la volonté de puissance et de surcroît peu intelligent, il n'est qu'un décor possible : la prison.

Le décor doit donc être considéré comme une clé et un point de départ ; tout personnage lié à un endroit adevient incapable de penser convenablement, c'est-à-dire de connaitre ses capacités et ses limites, d'estimer les autres à leur juste valeur et par là-même, d'agir intel-ligemment. Aussi, toutes les erreurs de Wayne dans Red River se retournent contre lui ; quant à Nellifer, elle paie de sa vie son ambition aveugle.

Avoir une conscience claire des moyens dont on dispose pour atteindre le but qu'on s'est fixé c'est, tout simple-ment, être héroique. Par le biais du réalisme, Hawks nous en offre, après Dewey Martin et Monty Clift, l'image la plus achevée dans le personnage de Colorado(Ricky Nelson).

Si le personnage est le moins attirant de tous, si l'acteur est parfois irritant (autant que, jadis, James Cagney), il n'en représente pas moins la phase ultime d'une évolu-tion caractéristique du comportement des autres person-nages. Etre libre, c'est, pour Hawks, ne dépendre d'aucun décor (d'où sa prédilection pour les grands espaces) et être capable de s'adapter à tous. Ainsi verrons-nous Colorado briller autant à l'hôtel (il démasque le tricheur) que dehors (le stratagème du pot de fleurs est de lui). II s'adaptera sans mal à de nouveaux décors ; l'aisance avec laquelle il s'installe dans sa nouvelle vie d'aide du shérif trouve sa conclusion dans la séquence de la chanson au terme de laquelle il est définitivement intégré au groupe.Par contre, Chance se montre terriblement empotélorsqu'il va à l'hôtel, il lui arrive même d'être ridicule, ce qui est le comble pour un héros hawksien.

Pourtant Colorado n'est pas « le héros » de Rio Bravo alors que Cagney était incontestablement le personnage principal de The Crowd Roars; l'intérêt de Hawks vamaintenant vers Dude (reprise du Eddie de To Have And To Have Not) et surtout vers Chance qui est, n'en doutons pas, autant l'auteur que Paul Biegler est Otto Preminger.

Tous les contresens faits sur ce personnage viennent de ce qu'on le juge sur l'apparence qu'il se donne, plus que sur ses actes ; or, c'est évidemment l'examen de ceux-ci qui devrait nous conduire à une exacte appréhension du personnage. Ce ne sont pas les apparences mais les actes qui nous renseignent le mieux sur Chance (comme sur le Pharaon). En fait son activité aboutit tout au long du film à un échec ; I'habileté de Hawks est de nous l'avoir montré tantôt chez lui, tantôt dehors, maitre après Dieu dans son décor, beaucoup plus vu-lnérable dès qu'il en sort (de même le Pharaon est tenu en échec toutes les fois qu'il quitte son palais).

Assommé dans le saloon ou il ne jouera d'ailleurs qu'un rôle secondaire pendant l'épisode de la « bière sanglante », pris au piege du « faux Dude » en pleine rue, laissant échapper de la grange l'homme qui a tué Pat, il ne se tire d'affaire que grâce à une aide extérieure (Dude,Colorado puis Stumpy).

En fait, si Chance va le plus souvent au devant d'un échec, c'est qu'il se considère comme assez fort pour surmonter tous les obstacles tout seul : cette surestima-tion de soi-même est une autre forme de l'aliénation, plus dangereuse que l'alcoolisme de Dude (parce que celui-ci est toujours conscient de sa déchéance). C'est un tel sentiment qui mène Chance à refuser l'aide de Pat, erreur qui, immanquablement, trouve son châti-ment implicite dans la mort de ce dernier.

L'important, pour Chance, est donc qu'à la fin du film il accepte que Dude veille sur lui; dès ce moment il est guéri.

Si ces assertions paraissent vagues, qu'on se souvienne de la séquence de la chanson ; seul, Chance ne chante pas, se contentant d'avoir pour ses compagnons un regard protecteur et amusé qui ne trompe pas. Qu'on observe, également, que Chance ne renonce au port du fusil (symbole de sa méfiance envers autrui) qu'à la dernière séquence. Enfin, c'est celui qui se croyait le plus fixé, le plus stable, celui qui semblait avoir jugé définitivement les femmes (d'après l'aventure mal-heureuse de Dude) qui rencontre l'amour (car Feathers pouvait tout aussi bien séduire Dude ou Colorado).

Ainsi, pour Chance, l'aventure est autant morale que physique ; au dernier plan, il a renoncé au fusil et a fui son décor ; il redécouvre le monde avec un regard neuf que n'altère plus l'égocentrisme.

A vrai dire, tout ceci était déjà évident dès la première séquence ; la première vision que nous avions de Chance était celle d'un personnage fort puisque pris en contre-plongée, mais cette idée de force était démentie quelques secondes plus tard : Chance s'écroulait, frappé par Dude ; toute l'évolution du personnage est là, dans cette très boetticherienne chute d'un caïd.

L'évolution de Dude qui lui est parallèle et, pourrait-on dire, complémentaire, est plus tranchée. La marche de l'aveuglement (l'alcoolisme) à la lucidité (l'évocation apaisée d'un amour malheureux) se fait d'une manière absolument symétrique bien caractéristique du classi-cisme profond de Hawks.

Ici, les plans s'orchestrent les uns par rapport aux autres dans un mouvement qu'on pourrait qualifier de dialec-tique ; citons, entre autres, l'épisode du crachoir qui se renouvelle en s'inversant ou encore l'humiliation subie par Dude près de l'abreuvoir qui ne sera effacée que par le combat final avec Joe qui se déroule justement à proximité. Un mouvement annule l'autre et, au terme de cet itinéraire en dents de scie, Dude, guéri, pourra accompagner Stumpy au saloon ; la boucle est bouclée, soulignant encore une fois le caractère fermé du film. Libérés, les personnages semblent prendre un nouveau départ et tout nous dit qu'il sera le bon puisque ses fondements nous sont donnés à l'intérieur même du film et qu'ils correspondent précisément à l'idée que Hawks se fait des rapports humains.

Si nous avons choisi cette approche purement psy-chologique des personnages, c'est que Hawks demeure un moraliste et que Rio Bravo revêt la forme d'un itinéraire moral. Certes ce n'est pas la première fois chez Hawks qu'un personnage n'est plus à la fin du film ce qu'il était au début ; il s'agit même de la démarche qui préside à la quasi-totalité de son ceuvre. Mais en ce sens également Rio Bravo est une somme.

La marche de l'aveuglement à la lucidité s'effectuant par le biais de la psychologie mène à une éthique ; oscillant entre deux pôles contraires, le héros se doit de refuser l'immobilisme qui le mènera à sa perte (le Pharaon et sa soif d'éternité) et agir. C'est de cette peur de l'enlisement, de cette hantise de la paralysie dont parlaient déjà Dawn Patrol et Ceiling Zero ; qu'on se souvienne de ces officiers réduits à l'inaction et par là même incapables de penser. Sous une forme plus déli-rante et en même temps plus abstraite, Bringing Up Baby retraçait l'aventure exemplaire de David (Cary Grant) qui, de fossile, devenait homme et ceci grâce à Susan (Katharine Hephurn), incarnation du mouve-ment, donc de la vie.

Dans To Have And To Have Not, c'est également une femme (Lauren Bacall) qui fera renaitre Humphrey Bogart, enserré dans un réseau d'habitudes et menacé parun dangereux engourdissement. Le comportement féminin est toujours axé sur la provocation, mais une Provocation dont le résultat revient à sa source en lamodifiant à son tour. Lauren Bacall séduisant Humphrey Bogart par pur intérêt provoque le « réveil » de celui-ci (ilconsent à agir et à aider Frenchie) avant qu'elle ne soit finalement prise à son piège et transformée. Ce processus sera repris dans Big Sky et Red River avant de trouver dans Rio Bravo son expression la plus achevée.

Et s'il faut parler ici d'un art de la fugue, c'est bien parce que chaque mélodie n'existe que par rapport aux autres en s'appuyant sur elles. Le geste se répercute à l'infini avant de revenir à son auteur et la perfection du film vient autant de la beauté de ces gestes que du fait qu'ils coexistent en toute harmonie avec leurs mobiles et leurs conséquences.

Pendant longtemps nous ne pümes voir que les résultats d'un conflit entre des forces abstraites : depuis Big Sleep, tout se passe commesi Hawks voulait aller derrière les actes dont il constatait déjà dans Sergent York l'ambiguité. Privé de ces prolongements formels qui font la limpidité de Big Sky et de Red River, Rio Bravo est un monde qui se suffit à lui-même et où rien ne se perd.C'est un microcosme en perpétuel devenir ou tout concourt à cette harmonie finale à laquelle on accède en bloc et en s'aidant les uns les autres.

Dynamique par excellence, le cinéma de Hawks est pourtant le plus classique qui soit. Cinéaste de l'aven-ture, il cultive le goât de la litote et de la symétrie, la construction de ses films un soin tout particulier (ce qui nous fait déplorer une fois de plus les coupures de Rio Bravo).

Dire que son cinéma est celui du mouvement ne rend donc pas compte de la forme de ce mouvement. Or, il semble qu'à tous les degrés de la création, l'ceuvre obéit à une sorte de pulsion interne, de balancement, d'oscillation entre deux poles opposés. Balancement des per-sonnages, pris entre deux feux, et dont l'évolution, loin d'être linéaire, est toujours sujette aux rechutes (Dude). Oscillation entre l'action et la réflexion sur l'action, qui légitime la construction de Dawn Patrol, qui se retrouve aux tout derniers plans de La Terre des pharaons(Land of the Pharaohs), et qui est particulièrement visible dans Red River: tour en s'accomplissant, l'acte est dévié de son sens originel, se modifie et prend une direction différente qui le mènera vers une autre conclusion.

Le regard du cinéaste obéit aux mêmes exigences ; une constante remise en question des personnages par le biais de l'humour (cf. l'admirable scène d'ouverture de Big Sky) crée cette sorte de distanciation nécessaire à la lucidité.

Néanmoins tout se passe entre hommes et c'est en ce sens que Hawks est le plus matérialiste des cinéastes: Rio Bravo est un monde clos qui se suffit à lui-même car le salut se trouve dans l'homme et non dans une quel-conque force transcendante, et si le dernier plan du film reprend le premier, il a lui aussi, au-delà d'une simili-tude formelle un sens différent (à la différences des Hommes préferent les blondes(Gentlemen Prefer Blondes), le film le plus sombre de notre auteur). Ce n'est donc pas de cercle qu'il convient de parler ici mais d'un anneau de la spirale.

Enfin, au-delà d'une pensée dont Rio Bravo marque le terme ultime, la beauté de ce film vient peut-être aussi d'ailleurs ; depuis Red River, les héros de Hawks sont des quinquagénaires et non plus de jeunes hommes. Rien de plus naturel, certes, puisque l'euvre est le reflet de I'homme ; mais derrière la perfection de Rio Bravo c'est le regret de l'aventure ; les pionniers de Red River se sont installés près du Rio Grande ; ils ont vieilli et ce n'est plus tellement la splendeur du testament qui nous touche mais la nostalgie du lion devenu vieux.

(Paru dans Visages du cinéma n° 1, 1962).

Texte publié avec l'autorisation de Louis Skorecki.

(Remerciements à la bibliothèque de la FEMIS.)