Le problème de l’anthropologie “scientifique” à l’origine de la photographie / du cinéma est, comme beaucoup qui le repère, bien posé dans le film comme un sujet à traiter : format 1,35 avec les quatre coins arrondis, la texture nostalgique de 35 mm, les appareils photos rétros font référence à une pratique à l’ancienne et sa mentalité qui s’agit de archiver, d’esthétiser sa vision sur le monde qui ne le perturbe jamais sauf comme le gramophone dans Nanook, anecdotique et « civilisant ». Le film est censé montrer l’échec de ce point de vue colonial.

Disons que le départ initial de Pálmason est, d’un point de vue éthique, bienveillant. Le produit final est néanmoins troué d’imprudences formelles - maladresse ou plutôt excès d’adresse.

1 - Première partie du film, voyage en Islande sauvage. Les chevaux avancent sur un terrain inégal ; des cahots ; le traducteur meurt dans le fleuve violent. Mais la caméra est si stable dans ses travellings d’accompagnement et ses panoramiques. A-t-on peut-être utilisé un grue ? Un dolly ? Si fluides sont les mouvements de caméra sur cette terre peine de caractères, qu’il devienne un point de vue au dessus du lieu, des locaux, et même du prêtre.

2 - Si la fluidité se justifie encore par la théorie que le film se base sur le point de vue généralisé du prêtre-colon, l’erreur suivante ne se justifie pas. Petite séquence de prise de photo d’Ida, fille cadette du chef de la communauté locale : un plan donnant une vue à travers l’appareil caméra (plan subjectif, qu’on accepte), puis des champs-contrechamps successifs sur Ida et le prêtre. Malheureusement la caméra du réalisateur se place en face des deux personnages et justement entre de la caméra du prêtre et son sujet à filmer. (Les autres prises de vue du prêtre dans le film ont plus ou moins un légèrement décalage dans l’axe quand les champs-contrechamps sont employés, ou comme la prise de photo des marins elle est déléguée par un troisième point de vue du traducteur, personnage du film.) Le public extra-diégétique se retrouve tout d’un coup au milieu des deux personnages du film - un « photobomb » incensé bloquant l’action du prêtre en train de prenant une photo. Ce positionnement impossible dans l’axe du regard et de l’interaction filmeur-filmée nous sort du point de vue du colonisateur. C’est donc le point de vue hors du récit du réalisateur, qui croit probablement en une caméra transparente (notons aussi que tous les mouvements du caméra sont si lents dans ce film), toujours fluide et magnifique. (Ou avons-nous la responsabilité d’interrompre le regard du pouvoir ? Mais le beau format argentique avec des coins arrondis persiste le long du film - Nous avons au moins une confusion plus ou moins dangereuse des points de vue. On dirait en anglais : « Choose your battle », mais on ne peut pas être tout en même temps.)

3 - Le moment de la mort de Ragnar. Serait-il le seul islandais « véritable » et distinctif du film. Au moment de sa mort, le réalisateur n’est pas resté sur un plan moyen, mais rapidement relie la scène de combat (plan moyen) avec un gros plan de la tête sans vie de Ragnar et de son sang qui coule. Mortellement ce gros plan se positionne comme un contrechamp de la scène de combat. La vision, en traversant les deux personnages, se place brusquement à l’autre côté de la scène. (Le point de vue du prêtre aurait été un plan en plongée sur le visage. Mais ce n’est pas le choix du film.) Encore une fois une étrangeté surgit, la confusion de champs de vision se trouve en dehors du récit. Il est aussi discutable de la représentabilité de cette tête morte en gros-plan : comment peut-on justifie que ce n’est pas un plan (une vue photographique en plan fixe) gratuit ? Sachant que quelques minutes avant ce combat, Ida ait su couvrir l’œil d’un poulet pendant qu’on en tue un autre, et que quelques minutes après quand le prêtre est a son tour tué, la caméra ait su tenir la distance avec un plan moyen - on aperçoit même le couteau à peine. Alors pour quelle raison est cette violence commise sur Ragnar représentable en gros-plan ? Pour signifier le trauma qu’a subi le peuple islandais ? Ce raisonnement ne va pas jusqu’au bout : pour dire les choses plus extrêmement possibles, comme raisonne Claude Lanzmann, toute représentation/reconstruction est injuste et violente ; pour le dire moins sévèrement, on se retrouve toujours dans le cadre/format esthétique et nostalgique face aux toutes images du film donc formellement sans distinction de valeur, et l’incapacité du réalisateur d’en sortir devient finalement son dilemme éthique. Le prêtre-colon est mort, son tueur le colon-chef vive toujours dans l’espace-temps du récit.

La logique du réalisateur ne se tient pas sur un tel sujet délicat même si sa tentative n’est pas totalement négative. Mais qui n’a pas horreur du chant danois à la fin du film qui commente le paysage islandais.

P.S.

1 - Le chant d’Ida lors sa apparition semble être issu de la même tradition orale nordique que The Virgin Spring de Bergman (1960). Un élément intéressant à creuser.

2 - L’homosocialité / homoérotisme entre le prêtre et le traducteur. A creuser aussi.